16.1.11 : Bon an, mal an
Le passage à la nouvelle année, de 0 à 1, m'a rappelé la période un peu trouble passée à la même époque il y a tout juste dix ans. Trouble car commencée mal et poursuivie bien, de manière aventureuse. Commencée mal car j'ai passé le 31 décembre 2000 seul. Comme une blatte dans une chambre de bonne abandonnée. Concours de circonstances et boum me voilà à passer le cap de minuit avec un coup au coeur. Bref, je ne m'étale pas.
Mais au bout de cette première semaine, le vendredi soir marquait pour moi un nouveau et meilleur départ. Porte de Bagnolet m'attendait un car pour Copenhague que je mettrai 13 h à rejoindre, comme indiqué dans la brochure de Eurolines.
C'était prévu bien sûr, on ne m'a pas poussé dans le bus. J'allais dans la capitale danoise pour voir un spectacle - rien que ça - qui a priori ne se jouerait pas en France et que je ne pouvais pas manquer. Il s'agissait de "Woyzeck", mis en scène par Robert Wilson et surtout mis en musique par Tom Waits.
Je me souviens que dès le départ du car, un sentiment de soulagement m'a traversé. En roulant sur le pérpiph' je sentais les tourments de ce passage à la nouvelle année raté s'éloigner. Le voyage durera plus d'une semaine.
Je me souviens de la traversée nocturne d'Anvers. J'avais noté dans une carnet un très beau nom de sex shop : "Libidos Erotheek", puis de la traversée de l'Allemagne by night, des routes désertes et froides que je ne situais pas trop. "Zorro" projeté dans le car, avec Antonio Banderas. La difficulté à dormir dans cette position assise. Le ferry aux confins de l'Allemagne sur la Baltique, à l'orée du jour. L'air de Beck qui me trottait "on the baltic sea", mon imagination qui voyait des blocs de glace là-bas... L'arrivée sur la terre ferme danoise avec ses maisons danoises qui ne ressemblaient pas aux françaises. Un type du car à qui j'avais offert un café dans le ferry qui me disais aller voir sa famille - africaine - à Copenhague et qui portait un t-shirt d'un film d'horreur que je croyais être le seul à connaître (gros bide au cinéma). Mon pied enfin sur le bitume de Copenhague qui me fit penser au pas de Christophe Colomb quand il foula les Amériques.
Ce fut d'abord la découverte de l'hôtel. Dans le quartier de la gare, comme il se doit craingnos. La chambre est simple, l'hôtelier sympathique. Je regarde par la fenêtre. Fais un bref croquis de la vue, enchevêtrement de fils de lampadaires, à Copenhague ils sont au milieu de la chaussée, suspendus, un peu comme le câble électrique des tramways. J'appelle mes parents pour dire que je suis bien arrivé. Ils sont à la campagne chez ma grand-mère, à qui je parle. Comment peut-elle comprendre que je sois parti pour voir un spectacle ?
Le soir je vais voir le spectacle. Moment de jubilation intense. Sentiment d'avoir un trésor rien que pour moi. C'est du pur Tom Waits, je suis comblé. Les Danois applaudissent ensemble, en parfaite cadence, comme des bottes lors d'une marche militaire. J'essaye de les suivre mais manifestement les Français sont plus brouillon.
Le spectacle était tôt. J'ai toute ma soirée, nous sommes samedi.
Dans un kebab, je demande à mon voisin s'il connaît un endroit sympa. Il joue dans un groupe à quelques pas d'ici, je peux l'accompagner si je veux. Je m'assois à côté de ses amis. L'endroit est sobre et agréable, un petit bar / pub quoi. Ils joueront principalement des reprises de Talking Heads que je ne connais pas bien à cette époque. Pour la chanson "Psycho Killer", vu que quelques strophes sont en français, je suis appelé pour les chanter. Je réaliserai la prouesse de les dire avec un accent anglais, comme eux. Je sympathise avec les amis du groupe. Après le concert nous nous retrouvons en petit comité. Il y a un Islandais qui “fume” des saumons ("I smoke salmons" disait-il, aviné mais droit), un type qui a travaillé avec les Chemical Brothers, une Danoise qui rêve d'aller à Paris, et d'autres. Nous partons en nous faisant des hugs, il est tard.
Je resterai quelques jours à Copenhague, quitterai l'hôtel pour une auberge de jeunesse. Deviendrai ami avec un Singapourien qui arrive en Europe pour travailler chez Audi en Allemagne, mais qui s'accorde quelques jours dans la ville de son escale. Jamais il n'a connu de températures si froides, nous faisons quelques boutiques pour lui trouver un bonnet. Nous visitons la ville, mangeons ensemble, de temps en temps je le quitte pour vivre ma vie. Partout sont affichées les annonces du spectacle de Tom Waits, je suis aux anges. Dans quelques rues où se trouvent des murs d'affiches, je me demande si ce ne serait pas là qu'a été prise la photo où, manipulant une cigarette, il marche devant une affiche qui annonce son concert. Une photo des années 70.
Je vois la Petite Sirène, bien triste, tournée vers les usines du large, mais touchante de sobriété.
Une fin d'après-midi, je reprends le car pour les Pays-Bas, calcule mal, crois y arriver à 10 h du soir alors que ce sera 10 h du matin. J'ai avec moi les contes d'Edgar Poe que je lirai au gré des routes noires d'Allemagne... au cours d'une nuit blanche.
Le périple néerlandais sera plus rocambolesque, j'en parlerai ailleurs, une autre fois.
Après coup, entre autres choses, je me suis dit que voyager seul permettait de vivre des moments qui auraient été impossibles autrement.