3.9.09 : Ornette Coleman
Il est un peu plus de minuit, je reviens d’un des plus beaux concerts que j’ai vu, Ornette Coleman.
Je me suis mis à l’écouter il y a peu. Je ressens une sorte d’évidence à l’entendre. Ce son de saxophone est comme une plainte qui me touche. Certainement parce qu’elle sonne un peu faux, qu’elle est un peu vacillante… en ça je ne peux m’empêcher de penser à mon trait de pastel, un peu faux et vacillant lui aussi…
L’homme arrive sur scène après les trois autres membres de son quartet (basse, contrebasse, batterie - son fils). Lentement, dans un costume marron-rouille, tête légèrement rentrée, les épaules basses. Je suis très ému de le voir ainsi, monument quelque peu épuisé. Il me donne l’impression d’un insecte revenu de tout… une puce, un grillon, un poux… pourquoi ? ce corps mince ? cette couleur de vêtement qui me rappelle celle d’une carapace ? Le souvenir du "Festin Nu", tourné par David Cronenberg – infesté de cafards – dont il a signé la musique ? Mystère…
Autour de cette silhouette, le vide, le noir.
Sous les nuées d’applaudissements il empoigne son saxophone blanc, toujours calmement, et balance – avec ses musiciens – une rafale de notes hallucinatoires. Aussitôt sorties, aussitôt tues. Tour de magie et rires dans la salle.
Puis d’autres “morceaux”, qui durent plus. Même si je connais les airs, il me perd, il bifurque, prend les contre-allées, improvise et je le suis à tâtons… puis il revient sur la route bitumée...
Ce qui se passe sur scène est fort : plaisir des oreilles, richesse musicale incontestable, et performance scénique exceptionnelle, je le sens. À chaque nouvel opus, cette trinité de sentiments se renouvelle, voire s’accentue à force de s’accumuler.
Il est assis sur un tabouret haut, les pieds appuyés contre l’un des barreaux. Maintenant il me fait penser à un perroquet niché sur son perchoir, un perroquet qui joue du saxophone (et de la trompette, et du violon). Fatigué certainement, mais pince sans rire également.
Les notes se juxtaposent, forment une cacophonie instinctive qui tombe juste. Parfois une mélodie – rarement –, le rythme avant tout, l’urgence. Le saxophone écrase une plainte comme un klaxon après un accident. La batterie n’arrête pas. La contrebasse vibre de toute sa rondeur. La basse pique le temps comme une aiguille… Chaque morceau est insaisissable et beau. Un diamant au nombre de facettes incalculable.
Une brève parenthèse à un moment, où je me souviens qu’il est Texan. Le Texas, un État pas vraiment réputé pour sa finesse et sa capacité à engendrer des artistes… cliché ? Je pense alors au metteur en scène Robert Wilson qui l’est aussi, et me dis que peut-être les artistes Texans sont d’une trempe particulière...
À la fin du concert, emporté par le souffle qui s’est déclenché dès les premières notes, je m’approche, descends dans la fosse, je veux voir de plus près ce trublion de 79 ans. Le visage est généreux et timide.
La salle lui fait une ovation. Un rappel, "Lonely Woman".
Puis il signe des autographes pendant vingt minutes, sert des dizaines de mains. Les gens l’aiment, il le leur rend.
Je retrouve l’homme qui m’a revendu sa place en rab, il est ému, ému car il trouve Coleman fatigué, dit qu’il a admirablement joué mais qu’à la fin on sentait que… Il a un peu peur, il pense à Miles Davis qu’il a vu ici même, à la Villette, et trois semaines plus tard il mourait. Jamais il n’a vu une telle séance de dédicaces à un concert de jazz, comme si ça sentait un peu le dernier…
Moi aussi je suis ému. J’ai vu un géant.
En sortant, j’entends quelqu’un dire que sa musique est en quelque sorte naïve et que tout le monde se retrouve dedans.
Moi en tous cas, oui.