26.5.08 : Tom Waits, premier soir
À présent je peux écrire. Je dois écrire. Pour qu’une impression ne recouvre pas l’autre. C’était il y a huit ans. Je me suis toujours dit « un jour je l’écrirai », j’aurais bien gardé encore le souvenir en moi – comme les oreilles qui sifflent longtemps après le concert – ça ne m’aurait pas dérangé, je ne ressentais pas d’urgence à écrire, en fait je crois que je prenais un certain plaisir à ne rien figer sur le papier et à tout laisser libre dans mon esprit.
Donc je ne peux plus laisser les choses comme ça, il faut que je fasse le tri. Rien, Tom Waits passe jouer à Paris cet été. Evénement important pour moi, comme il le fut il y a huit ans. Il est temps donc que j’écrive le concert vu en 2000, pour que mon souvenir ne soit pas "altéré" par celui de 2008.
C’était fin mai. Il me semble que Tom Waits a une prédilection pour les mois chauds. La plupart de ses albums ont été enregistrés en juillet si j’en crois les livrets. Peut-être qu’en hiver il hiberne ? Je commençais juste à utiliser internet, que je n’avais pas chez moi, et le officialtomwaits.com était le site que je consultais le plus souvent. Du moins je le fréquentais assidûment depuis que, non internetisé, je m’étais aperçu trois semaines trop tard qu’il était passé jouer à Milan. Je crois que j’aurais fait le voyage, en plus j’aurais découvert Milan. Donc voilà je vais dans la rubrique des concerts et boom "Rex theatre" en mai, deux dates ! Ni une ni deux je prends mes tickets pour les deux soirs. Mai approchait.
Le matin du premier concert, un lundi je crois, j’avais un examen, j’étais censé retourner au travail l’après-midi, j’étais stagiaire au magazine Première, mais ai menti que l’examen durait la journée. Dès 13 heures j’arrive boulevard Poissonnière, vois de gros camions devant le Grand Rex. Ca doit répéter. Je passe devant une porte de sortie pour tenter d’entendre quelque chose. Rien. Je vais au Madeleine-Bastille, le café d’en face et guette la file, pour l’instant inexistante. Il faut peut-être ajouter que j’étais très au point, je savais exactement où je m’installerai dans la salle (ma catégorie était en placement libre) : quelque temps auparavant j’avais été repérer les lieux, voir un film – "Mission to Mars" – et testé les différents points de vues. Très méthodique.
Un café, un chocolat, je reconnais le serveur qui bossait à La Liberté, boulevard Edgard Quinet où j’allais manger avec Mathieu quand il bossait chez Ed. On s’en fout. Je me dégourdis les jambes, vais acheter deux bouquins chez Virgin, "Existe en blanc" de Bertrand Blier et les "Maximes" de la Rochefoucauld. Le premier je n’ai jamais réussi à le finir.
Dehors, il y a des gens qui cherchent des places. Un japonais qui ne parle pas français, j’entends dire qu’il a fait le trajet du Japon pour voir son idole. Il a l’air sombre, ne parle pas, il s’est écrit "Tom Waits" sur le bras, dans une écriture un peu gothique, que je ne trouve pas appropriée. Une jeune nana est là, elle veut photographier la star, tenter de le choper à la sortie des répétitions, elle gueule parce que la place est trop chère (elle a raison) et qu’à cause de ça elle ne peut pas assister au spectacle. Il y a un texan aussi qui vient des USA pour le voir…
Vers 16 heures, une ou deux personnes dans la file. J’y vais. Je sympathise. Des gens très cool. La première fois que je rencontre des « fans », je ne pensais même pas que ça existait, hormis moi. Je les reverrai même plus tard, hors contexte.
Ouverture des portes. Je cours, avec Valeria – une nouvelle amie donc – dans les escalators et vais sur mon siège "attitré", elle n’est pas dans la même catégorie que moi donc on se laisse juste nos coordonnées. Une semaine plus tard nous allons voir un Dreyer dans le quartier latin, elle m’explique comment elle a eu connaissance du concert, on traverse la Huchette, le Pont au Change où ses yeux verts avaient la même couleur que le pont Notre-Dame en arrière plan, et puis that’s all, plus rien. Je croyais pourtant que la passion de la musique…
Bref, assis, j’attends mon père qui m’accompagnait pour ce premier soir. Une jolie fille (je vous dis, tout le monde avait l’air désirable et gentil !) me demande si la place est libre à côté de moi, non, elle s’assoit juste derrière. Je l’entends téléphoner, elle s’appelle Isabelle, au bout d’un moment, ne voyant pas mon père venir et n’ayant pas de portable, je lui demande si je peux lui emprunter le sien, oui, elle m’empruntera en retour mes jumelles de spectacle un peu plus tard.
Mon père est là. Musique de fond blues / gospel. Noir. Les musiciens arrivent sur scène. Roulement de tambour. Sa voix. J’ai cru que j’allais faire un malaise, ça aurait été dommage. Mais non je tiens bon. Une voix tant écoutée que quand on sait que celle qu’on entend est LA voix, ici vraiment, ça chamboule, comme si je "croyais" en sa voix, je lui avais au cours de pas mal d’années, accordé un statut quasi divin, mais là l’entendre pour de vrai c’est comme si c’était une preuve de l’existence de dieu après des années de culte… Donc flottement, d’autant que je l’entendais mais ne le voyais pas encore. Il venait du public, par l’orchestre, et j’étais au deuxième balcon. Il hurlait dans un mégaphone, que j’ai fini par voir, rose fluo. C’était parti.
Je ne sais pas, deux heures de concert. À ses pieds un tas de terre poussiéreuse délicatement disposé avant le show, qu’il s’efforce de piétiner pendant le spectacle, il finit crotté, tout empoussiéré des godasses et du fut. Il dit un jour dans une interview (de mémoire) "À Séville pendant l’expo universelle de 92, j’ai vu une femme qui se faisait vilipender par un groupe d’hommes, elle leur a répondu très durement, a frappé du talon dans la terre et s’en est allée. Tous les fumigènes de tous les concerts du monde n’arriveront jamais à la hauteur de cette fumée-là." Il a donc tenu parole, pas de fumigènes, juste des coups dans la terre. Et l’un de ses chansons dit "the most beautiful girl of the world lives in a little spanish town".
Trente minutes d’applaudissements pour le rappel. Il n’est pas venu. Dingue. Pas sympa, voire insultant.
J’avais la voix cassée, j’étais un des derniers à l’appeler pour qu’il vienne. Ça amusait mon père. On a ensuite été à l’Hippopotamus d’Opéra. Je me souviens de la serveuse, belle. Je me souviens aussi d’un ménage à trois qui s’étripait dans le fond, une claque a été jetée par une des femmes à l’homme.
Ce qui était agréable c’est que le lendemain je remettais ça.