18.10.07 : Le Feu follet
"Le Feu follet". Je l’ai trouvé il y a bien longtemps, par terre, la nuit, sur le champ de bataille d’une brocante terminée. Je quittais Mathieu et Rémi rue des Martyrs pour rentrer chez moi, et puis je suis tombé sur ce livre, dans son édition Livre de Poche, au milieu de cartons, journaux déchirés, faïence brisée... Livre maudit, livre sulfureux. Je l’ai rangé dans ma bibliothèque mais presque avec honte. Oui, on m’avait briefé sur – plus que le livre – l’auteur. Drieu la Rochelle. Écrivain, il dirigeait les éditions Gallimard et pendant la seconde guerre mondiale élabora des thèses fascistes et faisait progressivement prendre à la maison une tournure collaborationniste... Ca c’est ce que m’avait dit Bruno, qui m’employait comme baby-sitter et qui travaillait dans l’édition, il avait une belle bibliothèque que je lisais en attendant qu’ils rentrent du cinéma ou du chinois lui et sa femme. Mais je n’avais pas cherché à lire Drieu la Rochelle, on avait dû avoir une discussion sur la littérature et il m’avait dit que "Le Feu follet" était un bon livre mais que lui Drieu était complètement fou, etc… Donc voilà, j’avais ce livre dans ma bibliothèque depuis des années, mais ne l’avais pas encore ouvert, je me sentais presque coupable à l’idée de l’abriter, un peu comme d’avoir un Céline - mais Céline tout le monde s’accorde à dire que c’est un grand écrivain donc ça passe, ce qui n’est pas le cas de Drieu la Rochelle.
Et puis, récemment je lis Emmanuel Bove, et je m’intéresse aux travaux de Jean-Luc Bitton, auteur et également biographe de Bove. Bitton, avec l’esprit de sacerdoce qu’il semble parfois regretter – il le décrit très bien dans un de ses textes de blog – n’a pas tenu parole. Il s’était juré qu’on ne l’y reprendrait pas. Faire la biographie de quelqu’un. Après avoir travaillé dix ans sur Bove il en avait assez. Et puis. Il a repris. Il a craqué pour Jacques Rigaut. Non-écrivain dadaïste. Écrivain qui n’aimait pas la littérature, qui voulait la détruire et qui n’écrivait pas, ou si peu, ou à son corps défendant. Jacques Rigaut, dandy, cynique, "excentré magnifique" comme dit Bitton. Rigaut qui reste une figure importante du mouvement Dada. Rigaut qui avait la "vocation" du suicide et qui après une tentative ratée à 20 ans, se tira une balle dans le cœur à 30. Il s’était habillé pour la circonstance, en complet impeccable. C’est peut-être la seule œuvre d’art qu’il ait volontairement accomplie.
Rigaut a laissé quelques écrits. Par curiosité, et par certaines affinités de goûts avec Bitton, je les ai lus. Je ne sais trop quoi dire à leur sujet. À première vue, je dirais que je suis plus intéressé par la figure de Rigaut que par ses écrits. Mais n’est-ce pas normal ? Ce ne sont pas des écrits "littéraires" à mon sens. Mais des écrits vifs et directs sur la vie, sur la mort, sur lui-même. Je trouve qu’il n’amènent pas à les lire pour eux-mêmes mais pour ce qu’ils expriment de leur auteur.
Quel lien avec Drieu la Rochelle ? Pourquoi j’ai finalement lu "Le Feu follet" ? Drieu et Rigaut étaient amis. Et le personnage principal du "Feu follet", Alain, c’est lui, Rigaut. Il a inspiré, obnubilé Drieu.
Ça raconte les derniers jours, voire la dernière journée d’un homme revenu de tout, extralucide, héroïnomane, alcoolique. Oscillant entre désintoxication et intoxication. Sobriété et paradis artificiel. Vie et mort. Oscillant. Comme les feux follet oscillent entre la lumière et la transparence.
Que ce no man’s land - ce no man’s light - est bien rendu ! La douleur, l’aigreur, le désespoir ressentis ! Ce livre m’a fait grande impression. Mieux que Burroughs dans "Junky", il me semble que Drieu nous amène à comprendre véritablement le rôle de la drogue, ses enjeux, son pourquoi. Burroughs nous raconte un quotidien, mais ne marque pas de distance. Drieu / Alain / Rigaut se fait un peu sociologue avec une sensibilité de poète, personnellement ça m’a beaucoup touché, j’ai l’impression d’avoir saisi tout le personnage, sa complexité.
La fin on la connaît. C’est un livre inéluctable, fatal. Évident. Beau. À pleurer.
Jean-Luc Bitton travaille à la biographie de Jacques Rigaut qui sera publiée chez Denoël. Il tient un "carnet de bord du biographe" sur son travail, sous forme de blog. Vous y verrez le biographe à l’œuvre. Et ce n’est pas rien. Et il y a – en apparence – certaines digressions, qui permettent de voir que Rigaut vit toujours en quelque sorte, sous de nombreuses formes. Louis Malle a réalisé un film, "Le Feu follet", d’après ce livre, avec Maurice Ronet dans le rôle d’Alain.