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© Julien Chabot.
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28.5.08 : Tom Waits, troisième soir
 

Vers 16 h il y avait déjà pas mal de monde. Des groupes assis un peu partout, assez jeunes. Il fallait que je trouve une place. Je demande à des gens s’ils ont entendu parler de. Ils m’indiquent un type. Il avait deux places en première catégorie. Je téléphone à Audrey pour savoir si ça la tente, trop cher, je prends une place. Bonjour le budget Tom Waits.
Je rentre chez moi vu que cette fois c’est numéroté, je peux arriver au dernier moment.
Il fait assez beau. Je sais que ce sera le dernier soir.
 
Je reste un peu, il est l’heure, je pars, y vais à pied, je croise quelqu’un que je n’ai pas vu depuis des lustres, je lui dis que c’est mon troisième soir de concert. J’arrive sur le boulevard, je vois ce grand nom "Rex" en rouge au loin, avec le vert des arbres devant, et me dis que c’est vraiment pittoresque. Devant la file un mec joue "Cold cold ground" à la guitare, la première (et unique) fois que j’entends quelqu’un dans la rue chanter du Tom Waits.
 
Je m’installe, l’avantage de l’orchestre ce sont ses fauteuils en cuir, très confortables. Je suis près de la scène. J’aurais donc eu les trois points de vue des trois catégories.
Les musiciens arrivent. Je connais la mise en scène et me tourne vers l’entrée. Je vois Tom Waits dans le sas, à travers la lucarne de la porte, il parle à quelqu’un tout en poussant la porte pour entrer, je suis fasciné par cette légèreté, il tourne le regard vers la salle en brandissant son mégaphone, je suis le seul à être tourné, il crie dedans, tout le monde se tourne. Il avance, puise dans ses poches des confettis, des paillettes, les jette sur le public. Ce qu’il hurle c’est l’introduction de l’album "The Black Rider" où il joue un rabatteur de foire qui énumère toutes les promesses du show à venir "you’ll see Ko Ko the bird girl, you’ll see Hitler’s brain, Ladies and Gentlemen". Une fois monté sur scène il lance au-dessus de sa tête les confettis, quand ils finissent de tomber c’est le noir. Et ça commence.
Il va très vite pour mettre le feu aux poudres. Je vois mieux son tas de terre, il le cogne, parfois avec son chapeau, ça fait des nuages… Il joue beaucoup avec la lumière, avec le rythme, n’oublions pas qu’il est aussi acteur. Sa gestuelle, très précise, est à rapprocher de celle d’un alcoolique en plein discours, en pleine promesse d’abstinence. On dit qu’il ne boit plus, je le crois…
Là encore, autres chansons que les deux soirs précédents, ou orchestration autre. Les jeux de scène changent… c’est fabuleux.
En gros deux parties : à la guitare et au piano. Le piano marque le délire de la foule à qui il demande de venir se coller devant lui.
 
Toujours quelques difficultés à croire ce que je vois, je regarde pendant un temps son ombre portée sur le piano, je me dis que c’est la sienne et que c’est quand même assez fou.
Bien sûr lorsqu’il a fait signe au public de venir je suis le premier à me déplacer, aussi parce que je connais le déroulement du spectacle. Il est donc juste devant moi, pas de fossé de sécurité, seulement un vigile assis sur les marches, dans l’ombre. D’ailleurs je pensais à lui, à ce vigile, je me dis qu’il n’avait peut-être jamais entendu parler de Tom Waits avant ce soir, peut-être que sa musique le laisse totalement indifférent… Je jalouse un peu sa proximité avec l’artiste, comme s’il ne réalisait pas la « chance » qu’il a. Mais c’est ça qui est beau, de voir que tout est relatif.
Donc il est juste là, fidèle physiquement à ce que je pensais, et en même temps je le trouve insaisissable. Je ne sais toujours pas s’il est grand, costaud… il est reconnaissable entre mille et pourtant indescriptible.
 
Il reprend un morceau joué la veille "Gun street girl", en plus des instruments et de sa voix on entend un bruit qui évoque une locomotive à vapeur. Je pensais, du balcon, que c’était un son ajouté, enregistré. Je m’aperçois à cette distance que c’est en fait lui qui fait ça, tout en chantant, un procédé incroyable d’inspiration et d’expiration nasale sonore tout en débitant les paroles, la chanson dure longtemps, la locomotive tient tout le trajet, épatant.
 
Il a tendance à chanter les yeux fermés, et quand ils sont ouverts ils sont fixes, petits, immuables, il est insondable. À un moment j’ai eu l’impression qu’il me regardait, applaudir les bras levés et crier, j’étais juste devant lui.
Je lui ai écrit quand j’avais 16 ans, avec un dessin. Qu’est devenu ce courrier ? Perdu ? Lu ? Je suis celui qui crie et qui écris.
 
Nous approchons de la fin. Deuxième rappel. Dernière chanson, c’est « Goin’ out West », l’une de mes préférées. J’enregistre mentalement ses derniers moments sur scène, me dis que c’est peut-être la dernière fois que je le verrai réellement, en espérant que non. Je mémorise son dernier regard, espiègle, avant de rejoindre les coulisses. Je me souviens de ses cheveux frisés, gris, de son costume noir, de la poussière.
 
Je ne me presse pas pour sortir, je sais qu’il a déjà quitté le navire. Je traîne devant le Rex, attends quand même avec les autres devant l’entrée des artistes, la sortie des artistes. Le guitariste pousse la porte, c’est le fondateur du groupe Shivaree, que j’aime beaucoup et que je ne connaîtrai que quelques mois plus tard. Une fille lui demande un autographe. Au même moment c’est le batteur qui sort, très discrètement, presque invisiblement, il s’en va, rattrapé par personne, comme si on ne le reconnaissait pas. J’y pense, à le rattraper. Un très jeune type, 25 ans, beau. Il marche lentement, presque triste, vers République. Je n’hésite pas vraiment, mais j’y pense. Quoi lui dire ? Le déranger peut-être. Son travail était admirable. Je me suis quand même demandé où il allait…
Je remarque une fille qui était là les trois soirs comme moi ; idem, aller lui parler ? Je ne suis pas sûr qu’on puisse partager son goût pour Tom Waits. C’est une passion individuelle.
Alors je suis rentré, à pied, je me souviens qu’une fois chez moi je ne réalisais toujours pas vraiment que je l’avais vu, et la différence entre mon studio, ma solitude et ces trois soirs m’a semblée bien grande.
 
Tom Waits revient donc, au même endroit, je ne vais le voir qu’un soir, je ne peux plus suivre, il est devenu trop cher, à ce point ça en est même ridicule. Mais bon, il passe, et ça c’est quand même cool.
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